26 août 2013 – La perte d’influence de la France à l’international est-elle imputable à l’autisme de nos élites ?
Publié le 26 août 2013 par Bruno Racouchot
« La France a beaucoup d’influence culturelle. Mais politiquement elle ne compte pas beaucoup sur l’échiquier mondial. Elle a eu la chance d’être admise dans le club des pays victorieux après la guerre et d’obtenir un siège au Conseil de sécurité. Mais, aujourd’hui, à l’heure de la montée en puissance de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de l’Indonésie, la France a perdu de son influence, quand bien même elle est intervenue au Mali. Elle ne joue plus aucun rôle dans les grands dossiers de la planète (Moyen-Orient, Corée du Nord, Iran…). Son économie est si faible qu’elle ne peut pas poursuivre son investissement dans le militaire. » Ce constat de perte d’influence, Ezra Suleiman, professeur de sciences politiques à l’université de Princeton, fin connaisseur de l’Europe et de la France, l’impute en grande partie à des élites françaises fermées sur elles-mêmes et coupées du réel (L’élite aurait intérêt à s’ouvrir plus, Le Monde, 25/08/13). Une analyse pour le moins pertinente qui mérite d’être examinée à la loupe par les spécialistes de l’influence.
Car on ne le répétera jamais assez : l’influence est moins affaire de technique que de bonne appréhension des fondamentaux. Premier point relevé par Ezra Suleiman : les élites françaises se réfugient dans des dogmes surannés et refusent le réalisme. D’où une distorsion dramatique dans l’appréhension du réel. « Comme l’a noté Tocqueville, les Français ont toujours préféré l’abstraction des théories à la réalité. Cela expliquait, selon lui, beaucoup de maux de la France. Cette analyse est toujours d’actualité, car la fidélité dogmatique à une théorie ou une idéologie a empêché la France de se frotter au pragmatisme. » Pourtant, « après-guerre, cette élite était cohérente, consacrée au service de l’Etat, et savait ce qu’il fallait faire pour redresser la France. Et si la France a connu une reconstruction et une modernisation rapides de l’économie, elle le lui doit en grande partie. Mais, depuis, le monde a changé, et la méthode de recrutement, la répartition des postes n’ont pas été mises à jour. Ce système est pratiquement le seul dans la galaxie des institutions françaises qui n’ait guère évolué. »
Cette analyse d’Ezra Suleiman se trouve confortée par une tribune publiée aujourd’hui par Yann Coatanlem, président du think tank Club Praxis et directeur de la recherche dans une grande banque américaine (La trajectoire de la réforme, Les Echos, 26/08/13). « La vérité est que depuis au moins le XVIIIe siècle, le soi-disant pouvoir absolu des rois et le pouvoir monstrueusement déséquilibré des présidents de la Ve République ne peuvent rien sans l’assentiment d’un certain microcosme. Pas l’opinion silencieuse, l’immense majorité du pays, mais une petite coterie bruyante et égoïste. Parler par-delà ce marigot au pays tout entier demande un effort extraordinaire, mais pas impossible, comme l’a montré de Gaulle à son retour au pouvoir en 1958. C’est la première difficulté de tout effort de réforme. » Les deux autres difficultés identifiées par Yann Coatanlem sont familières aux spécialistes de l’influence. Il s’agit d’abord de sortir du court-termisme. « Nous exigeons une progression de résultats, sinon linéaire, au moins en amélioration constante. Or la vraie réforme ne produit rien ni très vite ni sans douleur. Au contraire, sous l’effet de forces d’inertie, de frictions inéluctables lors du passage d’un système à un autre, les choses ne vont pas mieux, en fait elles empirent souvent. Les réformes de Thatcher et Schröder n’ont porté leurs fruits que bien des années après leur lancement. »
Enfin, il faut laisser la place à la souplesse et à l’intelligence, sortir des carcans et privilégier la liberté de penser et d’agir. « Il faut le souligner, ce ne sont que le citoyen et l’entreprise, libérés d’entraves inutiles, qui pourront porter le changement et produire de la valeur. Les réformes ne devraient pas porter sur ce que l’Etat doit faire, ni d’ailleurs sur ce qu’il doit laisser faire (il ne viendrait à l’idée de personne de prôner un libéralisme sans contrôles), mais sur ce qu’il doit réguler. Fixer les règles du jeu, seul ou dans le cadre européen et mondial, établir un cadre régulateur juste, incitatif et pérenne. Et ensuite s’effacer… Réinventer un Etat arbitre mais pas acteur de la sphère économique, voilà la vraie révolution à accomplir en France. » Et, précise Yann Coatanlem, « s’effacer ne veux pas dire abdiquer. » Pour le dire plus simplement, « l’Etat ne doit pas être juge et partie ». De fait, « s’engager de façon ciblée et exceptionnelle dans les partenariats public-privé, voilà un compromis très utile entre la vision à long terme et l’assurance d’être suivi par les marchés. S’immiscer dans tous les rouages de l’activité économique au moment où l’Etat n’a plus de marges de manœuvre, ce n’est plus possible. »
Ces deux analyses mettent bien en évidence qu’il existe avant tout des causes structurelles et humaines à l’origine de la perte d’influence de notre pays dans le monde. En premier lieu, il ne peut y avoir d’influence sans une perception très claire des réalités. Ce qui exige de jeter par-dessus bord des présupposés idéologiques d’un autre temps. Et d’ouvrir les yeux sur les réalités du monde. Ensuite, il faut comprendre que l’influence se pense sur le long terme, en associant des partenaires et des relais multiples, non sur un mode direct et rigide mais transverse et latéral. Nos élites – du moins celles qui n’ont jamais connu les réalités de l’entreprise et n’ont jamais quitté la France – ont à l’évidence un sacré chemin à parcourir pour réaliser leur aggiornamento !
Bruno Racouchot, Directeur de Communication & Influence
La tribune d’Ezra Suleiman dans Le Monde
La tribune de Yann Coatanlem dans Les Echos
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