21 août 2025 – Il incarnait la subtile alliance de la guerre et de l’amour, de la puissance et de l’influence, de la géopolitique et de la poésie : Gérard Chaliand nous a quitté
Publié le 21 août 2025 par Bruno Racouchot
Pétillant, inclassable, questionneur infatigable du monde, stratégiste de terrain ayant couvert la plupart des guerres irrégulières des soixante dernières années en Afrique, en Asie et en Amérique latine, ayant dans le même temps enseigné dans les plus prestigieuses institutions, Gérard Chaliand était un Janus moderne, dur et lucide dans son approche du réel, tout en sachant la puissance de l’amour et de la poésie. Lors de mes passages en France, nous nous retrouvions souvent dans son petit studio du 13ème arrondissement, pour des échanges qui partaient souvent du décryptage de la géopolitique pour aller vers des sphères plus mystérieuses où les rêves des combattants s’entrechoquent avec violence dans l’univers des dieux. Décédé mercredi 20 août à Paris à l’âge de 91 ans, Gérard Chaliand était une source inépuisable d’invitation au voyage et au questionnement, une incitation incarnée à vivre debout dans un monde en déliquescence. Il avait aussi su tisser autour de lui un réseau de « complices » qui, à l’échelle planétaire, échangeaient leurs réflexions et leurs expériences sans jamais se soumettre à la doxa des « bien-pensants ». Ainsi me connecta-t-il, moi le franco-brésilien du Rio Grande do Sul, avec des camarades géopolitologues de Buenos Aires, tel François Soulard qui a contribué à le faire connaître dans le monde latino-américain. Mais ici, je voudrais revenir brièvement, sur trois longs entretiens que Gérard Chaliand avait accordés ces dernières années à notre Lettre mensuelle de réflexion, Communication & Influence.
De ces longues heures d’échange avec lui qui paraissaient nous placer hors du temps, il semble opportun pour le faire mieux connaître d’opérer un focus sur quelques thèmes qui éclairent son savoir polymorphe et son être-au-monde atypique. En avril 2017, dans le n°82 de Communication & Influence, Gérard Chaliand dissèque les liens qui unissent violence, puissance et influence dans les luttes asymétriques, mettant l’accent sur les facteurs culturels et sociaux comme sur l’intelligence des situations. Et il en tire des leçons pour notre quotidien. L’Europe et la France, dans leur logique d’enfants gâtés et de bisounours, sont déconnectées des réalités. Elles culpabilisent et opèrent en permanence un déni du réel qui les condamne à l’impuissance. Gérard Chaliand nous invite à ouvrir les yeux et à regarder le monde en face. Pas de puissance sans courage, rappelle-t-il. Sous peu, nous allons devoir nous battre le dos au mur. Il faudra alors nous souvenir qu’il n’y a rien de pire que d’être vaincus… En page 3, il affine sa conception du soft power qu’il définit comme un « pouvoir feutré », avant de nous inviter à découvrir un traité indien, L’Artha-Sastra, un traité qui est à la politique ce que L’Art de la guerre est à la stratégie. Gérard Chaliand nous fait ainsi découvrir Kautilya et les techniques d’influence dans l’Inde d’il y a deux mille ans…
En avril 2021, dans le n°121 de Communication & Influence, il revient vers nous à l’occasion de la publication de son ouvrage Des guérillas au reflux de l’Occident (Passés/Composés, 2020), un livre-témoignage qui met en perspective un demi-siècle d’immersion au sein des mouvements de libération et/ou révolutionnaires sur notre planète. Gérard Chaliand livre là ses mémoires et réflexions sur le basculement du monde, qui voit aujourd’hui surgir la Chine et ses voisins comme un nouveau pôle de puissance planétaire, en même temps que s’effondre un Occident rongé par son mal-être, qui refuse de se battre et s’enferme dans ses illusions. Pour lui, les raisons de notre faiblesse et de notre reflux sur la scène internationale sont à chercher avant tout dans les process mentaux qui ont modifié en profondeur notre manière de penser et d’être-au-monde. Aussi pointe-t-il notre refus du réel comme une faiblesse majeure. Résultat, le monde occidental manque aujourd’hui de trois vertus-clés, à savoir la lucidité, le courage et la ténacité. Avec pour corollaire le déclin d’une influence française coincée aujourd’hui entre impuissance et arrogance…
Il enfonce enfin le clou dans nos colonnes au sein du n°141 de février 2023, intitulé Le déclin de l’Occident : perte de lucidité, de volonté, de puissance et d’influence. Gérard Chaliand pointe tous nos défauts au premier rang desquels notre arrogance, notre irréalisme et notre lâcheté. Il dresse ainsi un constat lucide mais terrible. « Que nous le voulions ou non, nous sommes enfermés dans le cercle d’un narcissisme doloriste. Pendant ce temps, il y a de jeunes puissances qui émergent, avec une farouche volonté de vivre et de vaincre. Il est clair que nous ne vivons pas selon le même tempo… » Et il ajoute : « Ce refus du réel vient de ce que nous refusons d’assumer le moindre risque, a fortiori celui d’une crise ouverte. En fin de compte, c’est assez simple. Tout se passe pour nous uniquement sur le plan verbal. Si quelque chose nous déplaît, nous disons : « c’est inadmissible ». Traduisons : « on l’admet ». Quand on dit : nous sommes concernés, il faut entendre : on s’en fout ! Nous évoluons dans la seule sphère dialectique, dans un perpétuel ballet verbal, hors de tout agir. Mettons-nous dans la peau de nos interlocuteurs qui, eux, nous écoutent, mais savent ce que agir veut dire, la Russie, la Chine, la Turquie… Eux savent comment contraindre des Etats comme nous. »
Gérard Chaliand sut toujours fasciner ses interlocuteurs, lesquels voyaient en lui une somme d’énergie impressionnante, sachant allier la prise de risque sur le terrain à la réflexion confinant à la méditation. Cet aller-retour permanent entre le monde des hommes et le monde des dieux ouvrait mille perspectives d’action et de réflexion. Il était aussi un camarade fidèle avec lequel on pouvait s’ouvrir de tout. Mais au-delà des rudes enseignements du combat, c’est sur des horizons plus apaisés et contemplatifs qu’il aimait clore nos échanges, notamment en parlant poésie, divin et amour. Ce riche kaléidoscope vivant qu’était Gérard Chaliand va certes nous manquer, mais gageons qu’il n’a pas finit de nous inspirer…
Pour en savoir plus, télécharger les n° suivants de Communication & Influence :
- Le déclin de l’Occident : perte de lucidité, de volonté, de puissance et d’influence, Communication & Influence n°141, février 2023 –
- Guerres perdues et reflux de l’Occident : les clés mentales qui paralysent la puissance, Communication & Influence n°121, avril 2021 –
- Conflits, guérillas et insurrections… violence, puissance et influence, Communication & Influence n°82, avril 2017 –
- Pour consulter l’intégralité de la collection de Communication & Influence : https://www.comes-communication.com/newsletter_collection.php
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